Père et fils dans les tranchées

François est né le 3 novembre 1870, à Nieul.

On peut lire sur son livret militaire les renseignements suivants : 

Jeune soldat appelé de la classe 1890 de la subdivision de Limoges,
No 30 de tirage dans le canton de Nieul,
Numéro au registre matricule de recrutement : 528.
Incorporé au 25ème Dragon à compter du 15 novembre 1891
Cheveux et sourcils châtains Yeux roux—front découvert
Visage allongé—Taille 1m 69 ;
A commencé l’escrime le 1er juin 1892 ; ne sait pas nager.
Instruction militaire débute le 16 novembre 1891.
Plus particulièrement apte au Service de la Cavalerie,
Admis à l’école de l’escadron à cheval le 1er juin 1892.
Tir à la cible 1892, 93, 94 : 2ème.

A la suite se trouvent, les enregistrements successifs des effets de harnachement pour :

‘’Jablière’’ 88, ‘’Tourterelle’’ 1081, ‘’Bayadère’’ 1389, les trois chevaux dont il s’occupe.

Sur les pages d’après, figure le contrôle annuel des effets et objets attribués au soldat, et dont le classement alphabétique conduit à un heureux mélange tel que :

« Boite à graisse à deux compartiments, bobine en bois renfermant six aiguilles et une alèneemmanchée, bretelles de pantalon, brosse à cheval, brosse à habits, brosse double pour souliers, brosse à lustrer, brosse à patience, brosse à fusil, cache éperon, caleçon, calotte,… »

Parmi les armes reçues on notera :

« fusil, nécessaire d’armes isolé, revolver, sabre, lance, botte de lance ».

Effectué à Angers de 1891 à 1894 le service militaire sera suivi de plusieurs périodes :

1ère à Limoges 20ème Dragon en octobre 1897
2ème à Limoges 20ème Dragon en avril 1900
session d’exercices 21ème R.A en novembre 1906
Mobilisé le 1er décembre 1914,-il est alors âgé de 44 ans-,
dans un premier temps au 21ème R.A, en juin 1915 au 52ème R.A,
en avril 1917 au 205ème, puis au 47ème

Pendant la guerre, à plusieurs reprises, dans ses courtes correspondances, il sera fait allusion à son âge et au fait qu’il se trouve, malgré tout, dans les tranchées, alors que ceux de sa classe et de classes plus récentes font des travaux plus éloignés du front ; mais, on le verra, cela sera dit sans amertume.

Au total en comprenant service militaire, périodes et guerre, il aura été sous les drapeaux pendant plus de 6 ans.

Les cartes qu’il envoie sont, en général, achetées en nombre, et représentent souvent Compiègne,Amiens, Pierrefonds, mais aussi Villers-Côtteret, et certains villages particulièrement éprouvés par les bombardements. Plusieurs d’entre elles figurent dans les pages qui suivent près de la correspondance qui les accompagne.

 

24 juillet 1915

Ma chère Aimée,

Peut-être que tu n’auras pas reçu mes lettres précédentes, je t’ai écrit tous les jours. Nous sommes toujours cantonnés au même endroit. Je ne cesse de penser à toi, c’est mon plus grand bonheur. Cela m’aidera à vivre.

 

Dimanche 1er août 1915

Ma Chérie Bien Aimée,

Je n’ai pas eu de lettre de toi aujourd’hui, je n’ai pas grand chose à te signaler, si ce n’est que le 7ème corps doit s’en aller en Alsace, mais sans la section, nous ne bougeons pas encore d’ici. Ce n’est pas bien gai ici. Ce qui est beau, c’est les champs de froment et de betteraves. Le fermier où nous sommes cantonnés, récolte en moyenne 3000 sacs de blé. La propriété n’est pas divisée comme chez nous. Tous ces pays sont bons pour la récolte. 

 

24 août 1915

J’ai reçu ce matin ta lettre du 22 avec la chanson, mais ce n’est pas celle que je t’avais demandée ‘’Non tu ne sauras jamais, ’’, celle que la femme de François de Boubeau chantait souvent chez Bessaguet, tu l’enverras dans ta prochaine lettre. Je vais te faire plaisir, je suis allé dimanche dernier à la messe, il y avait beaucoup de militaires. Tu dois bien prier pour moi, je n’en doute pas.  

 

30 (août ?) 1915

Je n’ai pas grand chose à te dire de nouveau ; nous, on ne sait rien, on ne peut rien raconter. C’est bien triste que nous soyons loin l’un de l’autre et je crois que ce sera pour longtemps. Enfin que veux-tu, pourvu que je revienne sain et sauf à Nieul, c’est tout ce qu’il faut demander à Dieu en le priant

 

Mardi 7 septembre 1915

Je viens de recevoir ta lettre de dimanche dernier. Je vois que tu t’ennuies malgré mes recommandations ; puisque je suis bien, il ne faut pas être comme cela, c’est bien assez tôt de s’attrister quand on a du malheur ; je te le répète je ne crois pas que nous soyons au danger pour le moment, ne t’en fais pas ; nous avons un peu plus de service à faire qu’au début, mais ça peut aller ; tu n’as pas besoin de t’inquiéter. J’ai tout ce qu’il me faut en ce moment comme linge, j’ai des chaussettes, le gilet que ta sœur Françoise m’a fait. Ne porte pas peine de moi, je t’en prie.  

 

20 septembre 1915

Antoine Grand m’a écrit, il m’apprend que Villard va partir lui aussi, tous partiront peu à peu, la guerre durera encore. Comme je te l’ai dit hier, M. Chauveau de la gare de Couzeix, s’en viendra en permission. Tu iras lui (parler ?) entre deux trains. Cela te sortira, Mademoiselle Ducloupourrait aller avec toi, mais il ne faudra pas manquer votre train pour le retour. Je suis toujours en bonne santé, mon estomac va bien. C’est bien ennuyeux que Maurice parte si tôt, il n’a pas fini d’en voir, lui qui est fragile.

Les pêchers ont-ils poussé ainsi que les poiriers ? Adieu mon cœur d’amour.

 

Dimanche 25 septembre 1915

Je reçois aujourd’hui ta lettre du vendredi 23. Pour la nourriture, on n’est pas trop mal, mais c’est presque toujours la même chose et puis elle est lourde. Mon estomac va bien quand même, ne t’inquiète pas. Dernièrement j’ai pris la garde sur le pont d’une rivière dont tu peux deviner le nom ? Les projecteurs venaient nous éclairer. Presque toute la nuit on entendait les coups de fusil, mais nous ne sommes pas trop en danger quand même. 

 

2 octobre 1915 

Je n’ai pas changé de secteur, je suis toujours au même endroit.

Tu me parles des autres, que veux-tu, le sort ne m’a pas favorisé ; je suis plus vieux que ceux dont tu me parles, et je suis tout près du front, je n’en aurai que plus de mérite ; ne dis rien, je t’en prie, laisse faire, puisque cela n’arrange rien, ils diraient que tu es jalouse. Maintenant je suis parti pour la durée de la guerre, je le comprends si bien ; mais ne t’inquiète pas, je ne suis pas malheureux.

Il ne s’agit pas
de François ou Maurice dans cette tranchée,
mais de Limousins comme eux,
à mi-corps dans un abri précaire.

6 octobre 1915

C’est bien ennuyeux que Maurice parte. Il faut qu’il fasse attention aux chevaux, il y en a qui sont mauvais dans l’artillerie de forteresse. Hier j’ai reçu ta lettre de dimanche, tu as bien fait d’apporter des raisins à Mme .. qui est malade, mais pour les autres laisse faire. Lorsque tu m’enverras mes socs (au lieu de socques), tu y mettra une paire de chaussettes et puis mes mitaines.

 

 

9 octobre 1915

Je suis toujours en bonne santé. Je m’ennuie quand même, j’aurais grand besoin de te voir Je porte bien peine de vous tous. Maurice va bien en voir pour faire ses classes. Je suis content de faire mon devoir

15 octobre 1915

Pour l’argent dont tu me parles, j’économise tant que je peux, parce qu’il va en falloir à Maurice, il serait malheureux, sans argent, surtout pour faire ses classes. Je ne t’en demanderai pas, tu feras comme tu voudras, tu ne dois pas en avoir beaucoup.

13 février 1916,

Mes chéries bien aimées,

Je réponds à ta lettre du 10 courant contenant celle de Maurice, il m’a écrit lui aussi et me dit qu’il va bien. Je suis très heureux de vous savoir toutes les trois en bonne santé. Un tout petit mot pour aujourd’hui, n’ayant rien d’important à te communiquer. C’est toujours la même chose ; l’essentiel, je vais toujours bien. Nous entendons tous les jours gronder le canon et quelques fois la nuit, mais nous ne risquons rien, du moins pour le moment. Je n’ai pas froid, j’ai assez de chaussettes et même tout ce qu’il me faut. Donc ne t’inquiète pas pour mes effets.

 

François et Aimée                                  Maurice

15 février 1916

Aujourd’hui je n’ai pas beaucoup de temps, je suis garde d’écurie, je ne peux t’écrire longuement, d’ailleurs je n’ai rien de nouveau à t’apprendre, je suis toujours en bonne santé Voilà 8 jours que je n’ai rien reçu de Maurice, j’espère bien recevoir un mot sans tarder.

J’ai reçu le beurre il est excellent, ainsi que les petits gâteaux, quand même ne m’envoie plus de colis, ça revient trop cher, j’en achèterai ici. A demain peut-être.

Dans la lettre suivante, il constate, à nouveau, qu’il ne connaît personne de son âge, encore dans les tranchées comme lui, mais le dit sans amertume.

 

12 mai 1916

Ma Chérie Bien Aimée,

Hier vendredi, j’ai eu le plaisir d’avoir 2 lettres : une de toi et une de Maurice. Je suis content qu’il soit bien portant. Tu me dis que je m’ennuie ma chérie, que veux-tu, il y a des jours comme ça. Les autres font bien comme moi. Ceux de mon âge, comme tu le dis, je crois qu’ils sont tous retirés des tranchées, ils sont à l’arrière à réparer les routes, ou bien à faire du bois pour les tranchées, mais il est possible qu’il y en ait encore quelques-uns (de restés dans les tranchées). Je ferai de mon mieux, quand même, tant que je le pourrai.

 

Où il est question de permission

Ma Chérie Bien Aimée,

Aujourd’hui dimanche je n’ai rien reçu de toi depuis avant-hier. Je comprends cela. C’est maintenant qu’il va faire beau. En avez-vous encore beaucoup à rentrer ( de foin ), tu me diras cela dans ta prochaine. Pour mon certificat, il aurait fallu le faire adresser au Général de corps d’armée, directement en partant de la Préfecture, Je suis toujours en bonne santé ; pour les nouvelles de ce qui se passe, tu dois voir cela dans les journaux. Nous avons pas mal de prisonniers allemands tout à côté de notre cantonnement où on les a mis provisoirement. On entend presque continuellement le canon.

3 juillet 1916

Je n’ai rien reçu de toi encore aujourd’hui, cela est dû à l’offensive, les lettres ont presque toutes du retard. Je ne compte plus sur ma permission, cela nous aurait pourtant bien arrangés. Ne t’ennuie pas ma chérie, je pense continuellement à toi et je t’aime encore davantage. J’espère revenir bientôt et me retrouver dans tes bras où je suis si heureux, on ne sait pas assez en profiter lorsque l’on en a le pouvoir.

 

Lettre de l’abbé, curé de la paroisse, au sujet de la permission refusée

Mon cher Monsieur

Je vous félicite de prendre la chose en bon soldat et de continuer à faire votre devoir avec entrain, comme par le passé. Toute votre bonne famille va bien et ne demande que du soleil pour finir de rentrer le foin.

 Enfin ! cette fois, on peut dire en toute vérité que nous marchons hardiment vers la victoire ; espérons qu’on ne s’arrêtera pas en si beau chemin !

 Que le bon Dieu, garde votre âme et votre corps et vous ramène bientôt au milieu de ceux qui vous aiment. Votre bien dévoué curé.

 

 A nouveau lettre à son épouse

 24 juillet 1916 

un petit mot pour te dire que je crois que ça va mieux, je vais retourner demain à la douche, je verrai bien si ça me fait du bien. on commence à murmurer que nous allons aller au repos à la fin du mois ; la guerre n’est pas encore finie. Y en a-t-il en permission à Nieul en ce moment, y a-t-il du nouveau. Ici ça bombarde toujours nuit et jour ; il ne fait pas bien chaud. Le temps est presque toujours brumeux. Vous avez peut être commencé à couper le blé ? A demain ma chérie je pense continuellement à toi. Les arbres du contre espalier de la terre ont-ils bien poussés ? j’ai rêvé à toi chérie cette nuit, j’étais bien heureux. 

Zeppelin abattu le 17 mars à Compiègne. La photo est devenue rapidement carte postale et se trouve entre les mains des soldats avant le 21 avril…

 

Samedi 21 avril 1917 

 Me voici rendu dès ce matin au grand Parc où l’on fait les réparations des canons et de tout le matériel. Je serai certainement mieux qu’à la 21ème, d’abord je serai plus à l’arrière du front ; et puis mieux couché, on trouve, mais avec de l’argent bien sûr.

Et je ne serai pas aussi près des lignes qu’à la 21ème .

Je pense que je ne tarderai pas à aller en permission, ne t’ennuie plus à cause de moi, pense à notre cher Maurice. 

François n’a pas manqué d’acheter une douzaine de cartes romantiques qu’il se propose d’adresser jour après jour à sa Chérie Bien Aimée et prétend que la jeune femme de la carte ressemble à son épouse si bien prénommée Aimée, en plus jeune…Faute de place le sujet abordé à la suite est totalement différent, et souligne l’impossibilité de parler des événements militaires.

Je t’envoie cette jolie carte pour te faire plaisir. Je voudrais pouvoir trouver des mots doux et plus doux encore, pour te dire à quel point je t’aime et qu’il en sera ainsi toute ma vie.Tu me dis que je ne t’en mets pas long sur mes lettres, tu sais bien, ma chère, que je ne puis te raconter que des choses en dehors de notre service.

Voici les cartes du fils, Maurice ; ainsi que l’écrivait son père, ce soldat est fragile ( blessé par accident et soigné à plusieurs reprises pour fortes angines, flegmon…)

Chère maman,

Aujourd’hui, j’ai reçu deux lettres de toi. Pour le moment nous ne sortons pas de l’échelon. Je suis sorti de l’infirmerie ce matin, je suis guéri. Nous avons été mis en position à côté de ce patelin (carte postale de Villers-Franqueux), je t’assure qu’il n’y faisait pas bon, c’est là qu’a été tué un copain Polard.

( sans doute Pollart, 2e c.c. mort le 23 décembre 1917, des suites de ses blessures,à l’ambulance 244 )

  Samedi le 25

Chère maman

Je viens de recevoir une lettre de toi, aujourd’hui. Je t’écris ces quelques mots, je n’ai pas beaucoup de temps, car il y a nettoyage du harnachement. Je suis dans ce patelin depuis avant hier au soir, je ne sais pas si l’on va y rester plus longtemps. Tu vois dans quel département je suis, à 15 km de Soissons. Je suis en bonne santé et vous désire tous ainsi.

Les cartes suivantes ont été envoyées d’Allemagne, par ce soldat en occupation. On peut remarquer, que, contrairement aux cartes postales du front en France, témoignant des dégâts et de la violence des combats, il n’en est rien pour celles-là.

 

 1919

Chère maman, je suis dans une bonne maison, ces gens sont très bien et riches. Un prisonnier qui a resté 3 ans a laissé une lettre pour les troupes d’occupation qui viendraient chez eux, il n’en faisait que des éloges. Ils sont protestants, très croyants.

Chère maman,

… Après demain nous allons jouer à cheval à Gross Gerau, petite ville Boche à 5 Kilomètres d’où nous sommes. Le 14ème Chasseur à cheval va aussi jouer. Alors le colonel du 36ème est venu nous voir, il nous a écoutés et nous a dit de nous redresser quand on jouait : c’est un bon vieux qui en pince pour les trompettes.

Chère maman

…Ici nous avons eu des alertes ; l’on devait partir, mais finalement nous sommes encore ici et ne pensons dorénavant partir qu’à la signature de la paix. Je suis toujours chez les mêmes gens qui sont toujours très comme il faut.

Chère maman ( malgré la fin de la guerre, un parcours de 35 km )

Je viens de recevoir ton mandat et mes chaussettes.

Je te remercie beaucoup Chère maman. Ce soir je suis fatigué, nous avons fait 35 Km. Nous sommes à Wiesbaden, en caserne, pour 45 jours. Gare les punaises, il y en a quelques unes. Je vous embrasse tous bien fort.

Enfin cette fois-ci les Boches ont répondu oui. Maintenant vivement la démobilisation. D’après les bruits, je pense être démobilisé vers octobre ou novembre  

Une carte datée de septembre 1919, et portant le cachet militaire de Moulin, nous apprendra que la fanfare est allée jouer à Vichy. A cette date Maurice avait donc quitté l’Allemagne, mais se trouvait encore sous les drapeaux. Libéré quelques mois après, il sera de nouveau mobilisé en 1939, mais sans quitter Angoulême.

Il avait tardivement, commencé l’étude du violon, et trouvait au retour de la guerre qu’il était trop vieux pour la reprendre, mais continuera par contre, à sonner de la trompette.

Dans les années 30, l’un de ses plaisirs était de jouer des airs militaires pour le bonheur des garçons de la famille et de la maison et, durant les veillées, de faire sauter ces jeunes, en imitant les sonneries ou les marches accompagnant le trot ou le galop du cheval.

A part le rappel sonore de ce passé, fils et père parleront peu de la campagne de la Grande guerre, tout en se voyant artisans de la victoire et en souhaitant que la valeur du sacrifice consenti, ne soit pas oubliée.

Lucide jusqu’aux derniers jours, (il était dans sa quatre vingt douzième année), Maurice délirait dans la nuit qui a précédé sa mort, et son délire le ramenait aux seules batailles de la guerre de 14 et il y parlait du drapeau.

C’est dire combien était encore, intimement présent, tout ce qu’il avait vécu et dont il ne parlait point.

Source : archives privées